Les temples abandonnés

« Elle vivait dans une profonde lassitude de la bêtise humaine, pour ne pas dire la bassesse, la profonde lâcheté. Elle avait la lassitude du minable. Elle haïssait ses parents, leur gauche des grands discours, des grands sentiments et du bénéfice narcissique. Je l’écoutais, je comprenais et je savais pourquoi je comprenais. Mais la consultation n’est pas le lieu de la concordance, il ne s’agissait pas de la renforcer dans le lieu de son drame : être inadaptée à ce monde. Mon empathie ne l’aurait pas aidé, je risquais de déverser sur elle mes propres fatigues. Je me taisais, à l’affut du levier sur lequel rebondir à l’apparition du désir. Il ne vint pas. 

Quelques années plus tard, elle revint. Être mère ne l’avait pas galvanisé. Elle avait joué le jeu de vivre comme les autres, de se marier comme les autres, d’avoir un enfant comme les autres, de travailler comme les autres et son gouffre ne faisait qu’augmenter. 

– S’il vous plait ne dites rien, fut sa première parole.
– Dites moi tout.

La première séance fut un long silence dont j’ai laissé l’étendue se répandre dans l’atmosphère. La détresse était pesante et je tenais ma respiration, inspire, expire, comme pour ne pas me laisser engouffrer avec son Autre. Je pensais à son enfant, je pensais à elle enfant et j’avais mal au ventre. Elle proposa de venir toutes les semaines. 

Les immenses blessures peuvent rendre lucides du monde et de ses tragédies permanentes. Tout fut passé au crible, les faux semblants, les fausses satisfactions, les vanités, les petitesses, les orgueils moi-je moi-je, les hypocrisies et les masques. Il est des patients qui vous laminent l’horizon aussi sûrement qu’une bombe H. Je tenais ma respiration pour me sentir, moi, en vie, tout en sachant que j’avais déjà accepté de faire son voyage. Elle souffrait et je ne saurais dire si je souffrais avec elle, dans la relation à elle ou dans la relation au monde qu’elle mettait à nu. Je pensais à cette phrase de Jean Genet : “C’est sous une lumière cruelle que tout se passe, et je ne puis m’empêcher de la choisir comme signe de la lucidité”. 

Cela dura son temps nécessaire. Sa fille avait grandi et elle avait divorcé. Subitement un jour elle s’était mis à peindre. À peindre avec une férocité vitale. Elle grattait, elle déchirait, elle mordait, elle plantait, elle dévorait du papier. Elle laissait enfin trace. »

© Sandrine Delrieu – Juin 2011
PS : Ceci est une fiction issue de nombreuses réalités.

bois hors cadre V5 signe

Peinture sur bois. ©Sandrine Delrieu 1990.

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